Allocution de Patrice Weisz aux Assises de l'entreprise (CNP)

Bonjour à tous.

Alma-city est une société de droit sénégalais qui organise des spectacles et réalise des documents audio-visuels et multimedia.
Depuis mon arrivée au Sénégal, j'ai le désir d'éditer des produits audio-visuels, mais hélas les conditions requises pour produire et éditer des produits de qualité professionnelle, rentables économiquement sont loin d'être réunies dans ce beau pays.

J'ai donc décidé de rejoindre récemment la lutte de mes amis de la CIPEPS afin de contribuer modestement à leur combat en apportant le point de vue de quelqu'un ayant eu une expérience vécue dans un pays dit "développé".

Avant d'être au Sénégal j'ai travaillé durant 15 ans dans le domaine audio-visuel en France, tantôt en tant que producteur de cassettes vidéo, tantôt en tant que réalisateur et prestataire en DVD. J'ai eu la chance d'être le premier à réaliser des DVD video et ainsi de travailler avec les plus grands éditeurs de produits dérivés, de Canal Plus à TF1 video en passant par Warner Music, Universal, Arte Video, France Televisions Distribution, M6 video, etc.. J'ai ainsi eu l'occasion d'être confronté au problème de la protection juridique des oeuvres, mais aussi de la protection physique des produits mis sur le marché.
Mais entrons dans le vif du sujet :
Tout d'abord je ferais la remarque suivante :

  • Les têtes d'affiches sont des ambassadeurs internationaux de la culture sénégalaise, et il est tout à fait légitime de défendre leurs droits. Ils ou elles ont tous des qualités artistiques incontestables qui forcent l'admiration. De surcroît ils sont des modèles de réussite professionnelle sur le plan national.

  • Néanmoins on peut légitimement se poser la question suivante :

  • peut-on réellement espérer sensibiliser les autorités efficacement en argumentant simplement sur le manque à gagner de ces artistes engendrés par les lacunes de la loi et de son exécution alors qu'ils sont loin d'être les plus à plaindre ?

En me faisant l'avocat du diable, je dirais même que :

Lutter contre la piraterie c'est hélas ôter le pain de la bouche de milliers de petits gosses dans l'informel, c'est à dire de revendeurs de produits pirates à la sauvette, sans pour autant leur proposer une solution de remplacement, et ceci afin de protéger économiquement ceux qui sont déjà favorisés.

Cette argument ne me paraît pas défendable ni très mobilisateur. C'est le risque en optant stratégiquement pour que les têtes d'affiche soient les seuls porte-paroles de cette lutte.

Par contre, il me paraît plus efficace d'argumenter logiquement et de façon très pragmatique auprès des autorités sur le fait que le Sénégal dans la lutte implacable de la mondialisation, ne part pas hélas gagnant, vu son retard sur le plan industriel, et son manque de ressources naturelles.

Le Sénégal doit donc impérativement intégrer entre autres, dans ses choix stratégiques, l'exploitation de son identité culturelle afin d'exister dans la compétition internationale.

Pour étayer cet argument économique, quelques chiffres :

Par exemple dans un pays développé comme la France, le marché de l'industrie culturelle représente environ 750 milliards de CFA pour la vidéo, et celui de l'industrie musicale 700 milliards. Je ne parle ici que des produits dérivés dans le domaine de l'audio-visuel.

Pas du cinéma, pas du spectacle, uniquement les K7, CD, et DVD.

Faisons un petit calcul :

Même en appliquant des ratios de diminution liés au Sénégal, (faiblesse du pouvoir d'achat et population plus petite) pour un facteur approximatif de 8 sur le pouvoir d'achat et de 5 pour la différence de population, c'est à dire de 8x 5 = 40 on obtient malgré tout et j'insiste ici uniquement pour la vente de produits dérivés audiovisuels, un marché potentiel d'un montant de 36 milliards de CFA.

Ce chiffre de 36 milliards, modeste au regard des 1450 milliards générées annuellement en France, serait celui de l'industrie audiovisuelle du Sénégal si nous arrivions aujourd'hui à créer l'environnement juridique et économique pour lequel nous nous battons.

Il n'y a aucune raison valable que cet objectif ne soit pas atteint rapidement si tout le monde s'y met.
D'autre part, concernant le problème de la loi en cours d'élaboration, n'étant pas un spécialiste je ferais juste 2 ou 3 remarques et suggestions :

Faire une loi correcte, c'est évidemment se doter de moyens pour lutter contre la piraterie, mais c'est aussi mettre en place des mécanismes de régulation du marché.

Lutter contre la piraterie, c'est pouvoir transformer l'informel et l'artisanal en véritable industrie.

Une véritable industrie locale c'est la création de milliers d'emplois, le développement de tout un tissu d'entreprises éditeurs, producteurs, prestataires. C'est la possibilité de faire des produits de qualité professionnelle rentables sur le marché interne, et aptes à être exporter.

On peut hélas copier les produits mais on ne peut pas heureusement copier la création intellectuelle et artistique. L'identité africaine est très forte : elle ne peut pas être volée ni contre-faite. Il faut impérativement la défendre avec les outils appropriés.

Qui oserait dire qu'au Sénégal il n'y a pas d'artistes dont la musique a une portée internationale ?

Je dirais même que les artistes sénégalais s'exportent beaucoup plus facilement que les artistes français.

Ce qui me fait faire au passage la remarque suivante : le chiffre que je vous ai donné de 36 Milliards de CFA calculé au prorata de celui du marché français est celui du marché interne sénégalais, mais il devrait au moins être multiplié par dix si le Sénégal pouvait exporter correctement ses produits artistiques vers tous les pays du monde en en engrangeant les bénéfices.

Ce qui nous donnerait 360 Milliards de CFA si les conditions étaient là ! Peut-être qu'avec ce chiffre, les autorités nous prendrons au sérieux !

Le cinéma est mourant, les salles disparaissent, les réalisateurs se rabattent sur le théatre filmé de piètre qualité par manques de moyens et pourtant si populaire et si africain.

En France le fonds de soutien du CNC a sauvé le cinéma français et à permis de développer un marché de produits dérivés florissant. Chaque DVD édité, portant sur un contenu culturel français bénéficie automatiquement d'une subvention permettant l'édition de produits même sur des segments de marché très étroits.

Il faut donc mettre en place des mécanismes de soutien à la production et à l'édition de produits sénégalais que cela soit dans l'industrie musicale ou pour le marché de la vidéo.

La culture est un patrimoine national.
Certains pays ont compris que de défendre ce patrimoine avait un coût mais était rentable économiquement. C'est la vocation de l'INA en France, C'est la vocation de l'UNESCO partout dans le monde quand il s'agit principalement de patrimoine historique. L'ile de Gorée a été déclarée patrimoine mondial par l'UNESCO et donc a été préservée. Et que peut-on constater aujourd'hui : Gorée est rentable économiquement car les touristes affluent. La préservation du patrimoine a certes un coût, mais sur le plan culturel s'avère toujours rentable. Il faut regarder les oeuvres artistiques comme un patrimoine national qu'il faut défendre à tous prix car source de richesse et de développement économique.

Mais existe-t-il une organisation crédible jouant ce rôle de défense et de préservation du patrimoine culturel au Sénégal ? Il me semble que c'est un élément important dont on ne peut se passer qui conduit à l'élaboration indispensable d'archives sonores et videos.

Il ne faut pas calquer les lois existantes des pays développés pour faire la loi sénégalaise car le contexte est différent et demande forcément d'être plus répressif mais plus pragmatique aussi.

Il faut par exemple interdire la copies privée qui est la porte ouverte à tous les abus en favorisant la duplication de produits légaux non copiables. La copie privée est déjà très contestée dans les pays développés, l'autoriser ici c'est se suicider économiquement.

Il faut surtaxer de façon très significative les Cd vierges et se servir de cet argent pour, non pas payer les droits des artistes, car cela reviendrait à avaliser la contre-façon qui deviendrait ainsi une source de profit pour leur permettre de vivre, mais se servir de cette nouvelle ressource financière pour lutter contre la piraterie.

C'est un principe écologique d'autorégulation : les pollueurs sont les payeurs de la lutte contre la pollution. Ce qui les amènent sans usage de la force à polluer moins, par pur calcul économique.

Le Sénégal a une économie de marché libre, donc les principes à trouver pour réguler les marchés doivent répondrent à des critères économiques de rentabilité et de loi de l'offre et de la demande. Il ne faut pas compter sur l'interventionisme omniprésent de l'Etat . Il faut simplement convaincre celui-ci de mettre en place les conditions juridiques et les aides nécessaires pour que la loi du marché et de la concurrence s'exercent librement.

Il faut ainsi notamment dissuader les pirates économiquement par la taxation sur les Cd vierges. Cette taxation pourrait servir par ailleurs à créer aussi un fond de soutien à l'édition de produits légaux.

Plus les pirates dupliqueront de CD, plus ils importeront de Cd vierges, plus ils sont taxés, et en conséquence ils nous donneront plus de moyens de les combattre et d'éditer des produits légaux et donc de réduire la contrefaçon. Pour cela il faut simplement que l'état vote cette taxe et que les douanes contrôlent les produits vierges importés en exerçant correctement son métier. L'état est ainsi dans son rôle. Le reste c'est l'économie de marché.

Mais il ne faut pas détruire le boulot des distributeurs pirates, mais plutôt se servir de leur réseau déjà en place pour distribuer des produits légaux, en se dotant des moyens de presser sur le territoire national afin de réduire le coût de fabrication des CD et d'arrêter les importations de produits dupliqués à l'étranger.

Les réseaux de distribution informels sont organisés de façon professionnelle. Pour eux, distribuer un produit légal ou un autre c'est la même chose à partir du moment où ils ne sont pas perdants économiquement. Donc ce n'est que la question de la marge bénéficiaire qui leur revient dans un cas ou dans l'autre.

Et j'ai le sentiment qu'il est possible avec les mécanismes appropriés décrits ci-dessus de mettre sur le marché des produits légaux à des prix proches des produits pirates, afin de les concurrencer et ainsi de convertir progressivement la distribution existante à celle de produits non contrefaits.

En résumé, fabriquer localement avec une usine de pressage au Sénégal, c'est la possibilité d'interdire l'importation de la quasi totalité des produits édités hors Sénégal qui sont majoritairement illégaux afin qu'il n'y ait pas de concurrence déloyale avec les produits locaux.

Il faut donc je me répète une excellente coopération avec les douanes qui sont censés protéger les interêts nationaux.

La demande est là. Des millions de Cd et VCD se vendent au Sénégal. Donc tant qu'il n'y aura pas d'offre réelle en catalogue de produits audio-visuel édités localement, de façon légale, à des prix comparables aux produits contrefaits, la piraterie continuera d'une façon ou d'une autre. C'est la présence d'une demande sans offre qui renforce inévitablement la piraterie.

Aujourd'hui aucune major ne veut entendre parler de l'Afrique. Aucun accord sérieux de distribution ou de licence ne peut être conclu. Les pays africains ne sont pas reconnus comme des pays de droits. S'ils ne le sont pas rapidement aucune société sénégalaise ne pourra éditer de produits étrangers localement et toute lutte restera vaine car la porte de la contre-façon restera de toute façon ouverte pour les copies frauduleuses de films.

Et pour avoir ici une usine de pressage rentable , il faut pouvoir aussi dupliquer des films car ce marché est plus important que celui de l'édition musicale. Et l'usine de pressage est l'une des armes de l'arsenal nécessaire pour notre lutte car elle permet de contrôler le reversement des droits de reproduction mécaniques mais aussi de réduire les prix de vente des CD en évitant tous les frais d'approche.

Il faut également transformer le BSDA en société civile afin de pouvoir lutter plus efficacement contre les sociétés nationales dans l'illégalité et avoir plus de transparence sur le reversement des droits de diffusion. C'est parce que leurs droits seront payés que les artistes, éditeurs et producteurs sénégalais auront les moyens de créer de nouveaux produits rentables sur le territoire national et n'iront plus à l'étranger pour être édités et enrichir des sociétés non sénégalaises. La valeur ajoutée doit restée sur le territoire national. Il n'y a aucune logique à ce qu'un grand artiste sénégalais aille se faire éditer à l'étranger et ainsi contribuer à augmenter le PIB d'un pays déjà développé au détriment de celui de sa terre natale qui en a bien plus besoin.

En conclusion :

Tout cela dépend de la volonté politique et celle-ci doit être sensibilisée principalement aux débouchés économiques réelles, source de valeur ajoutée, de création d'emplois et de valorisation du patrimoine culturel national. Le Sénégal a un réel potentiel dans le domaine artistique et culturel, comme l'a déjà constaté le Président, notamment en favorisant récemment une exposition organisée à Paris sur l'artisanat et la mode.

L'exploitation de ce potentiel culturel est l'un des chemins à suivre pour l'émergence rapide du Sénégal, les routes ne sont pas si nombreuses, il ne faut en négliger aucune.

Je vous remercie de votre attention.

Patrice Weisz, Directeur général d'Alma-City